Les financements octroyés par la fondation du milliardaire confortent des modèles de production intensifs peu soucieux de l’environnement, selon un rapport de l’IPES-Food.
[Article paru dans Le Monde le 11 juin 2020]
Par Laurence Caramel
Si Bill Gates fait figure de visionnaire en ayant mis en garde en 2015 sur les risques imminents de pandémie, il semble que la capacité de sa fondation [par ailleurs partenaire et contributrice financière au Monde Afrique] à prendre le train des solutions pour une agriculture plus durable subisse un important retard.
C’est la conclusion du rapport consacré aux « obstacles à l’investissement dans la recherche agroécologique pour l’Afrique » publié mercredi 10 juin par le groupe international d’experts indépendants sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food), avec la Fondation suisse Biovision et l’Institute of Development Studies.
« Alors que, depuis dix ans, nous assistons à une prise de conscience croissante en faveur de l’agroécologie, y compris par l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation [FAO], nous constatons que les investissements dans la recherche agricole continuent de soutenir massivement un modèle industriel dépassé pour relever les défis environnementaux et assurer la sécurité alimentaire. La Fondation Bill et Melinda Gates [FBMG] en tant qu’acteur très influent dans ce domaine illustre cette réalité », déplore Olivier De Schutter, vice-président d’IPES-Food, qui réunit des scientifiques et des représentants de la société civile de dix-huit pays.
Olivier De Schutter, qui fut auparavant rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, est un défenseur de longue date de l’agroécologie, qui permet de produire en utilisant moins d’intrants chimiques, de protéger la biodiversité et la fertilité des sols, tout en assurant aux paysans une alimentation plus diversifiée et de meilleure qualité.
Le rapport a cherché à comprendre les raisons d’un tel blocage en retraçant l’origine des flux financiers mis à la disposition des centres de recherches publics et privés par les grands donateurs. La recherche en Afrique dépend encore largement de financements extérieurs. Si les institutions multilatérales comme la Banque mondiale assurent les plus gros budgets, les fondations philanthropiques, et la FBMG au premier rang d’entre elles, jouent « un rôle désormais crucial aux côtés des gouvernements et des organisations internationales », selon les auteurs.
« Sortir de la pauvreté »
L’évaluation des projets de recherche sur le développement de l’agriculture africaine conduit ainsi à constater que 63 % des financements alloués ne servent qu’à « conforter les systèmes existants » fondés sur l’intensification des modes de production et l’intégration aux marchés. Cela est encore plus vrai dans le cas de la Fondation Gates avec un pourcentage qui atteint 85 %. Seuls 3 % des projets de recherche soutenus par elle ciblent l’agroécologie. Ces résultats s’appuient sur les critères proposés par la FAO pour évaluer la transition des systèmes agricoles vers des modèles de production plus durables.
La philosophie de la fondation est de permettre « aux petits paysans de passer d’une agriculture de subsistance à une production commerciale générant un surcroît de revenus qui leur permette de sortir de la pauvreté. Cela conduit à valoriser des solutions technologiques et à concentrer tous les efforts de la recherche sur l’amélioration des semences, le rendement du bétail, le développement de vaccins sans référence à l’environnement ou à la durabilité de tels modèles », résument les auteurs.
La fondation, qui débourse en moyenne 400 millions de dollars (quelque 350 millions d’euros) par an pour le développement agricole en Afrique, exerce notamment son influence à travers l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA en anglais), dont elle est l’un des bailleurs. « Cette coalition, à laquelle collaborent aussi de grandes entreprises du secteur agro-industriel, joue un rôle très important à travers les partenariats tissés avec les gouvernements », pointe Olivier De Schutter. Mais « les solutions imaginées pour l’Asie dans les années 1960-1970 ne peuvent être les mêmes pour l’Afrique aujourd’hui. C’est le message que nous essayons de faire passer », poursuit-il.
Il ressort aussi du rapport que la culture du résultat rapide et mesurable qui guide les investissements de la fondation n’encourage pas au soutien de la recherche sur l’agroécologie. « La Fondation Gates réfléchit sur l’agriculture comme sur la santé. Elle veut des solutions réplicables à grande échelle. Mais une semence n’est pas un vaccin. Son succès est étroitement lié à un contexte local », rappelle encore l’ancien rapporteur au droit à l’alimentation.
Une science participative
La transition vers l’agroécologie suppose d’investir dans une recherche plus complexe et plus ouverte aux solutions proposées par les petits agriculteurs locaux, de s’intéresser aux conséquences sociales des systèmes de production. Une forme de science participative pour laquelle la Fondation Gates comme la plupart des autres bailleurs ne sont pas jusqu’à présent équipés. Néanmoins, dans ce paysage qui peut apparaître figé, certains, comme la Suisse, ont déjà pris le tournant. Plus de la moitié de ses financements bénéficient à l’agroécologie.
Contactée par Le Monde Afrique, la Fondation Gates indique que, n’ayant pu consulter le rapport, il ne lui est pas possible d’en commenter ses conclusions. Elle précise toutefois que, « dans son travail en Afrique, la fondation a pour vocation de soutenir de manière inclusive et durable les moyens de subsistance des petits exploitants, en étant adaptée à leurs besoins et aux contextes locaux ». Elle ajoute que, pour promouvoir des solutions urgentes d’adaptation au changement climatique, « la Commission mondiale sur l’adaptation, coprésidée par Bill Gates, a reconnu l’importance d’investir davantage de ressources dans la recherche agricole et d’assurer une variété d’approches, y compris agroécologiques ».